La phrase du jour

“"Si le théâtre oublie le monde, le monde finira pas oublier le théâtre". Bertolt Brecht



lundi 31 décembre 2012

Episode 3: Ce que cache un immeuble si discret

Résumé: Reine, la narratrice, travaille pour une agence immobilière dans un coin paumé de la France profonde. En faisant visiter une ruine de style à un acheteur potentiel, voilà ledit acheteur qui dégoise sur caves des histoires à faire saillir les poils des bras. Ce sont d'après lui, des lieux pas recommandables et qui ne contiennent pas que de dives bouteilles… On y trouve du cadavre décomposé, voire du squelette racorni. Ceci rappelle à Reine une histoire de son enfance. Elle nous fait découvrir le 26 de la rue G. et ses pittoresques habitants. Les Palu, concierges polonais, le fils Palu, voyou séduisant, les commerçants typiques de cette époque. On est en 1956 au moment de la Guerre d'Algérie.
Au premier étage de son immeuble habitent les D., une famille tout ce qu'il y a de bien. Monsieur est assureur, coureur de jupons quand ça se présente et Madame pas commode…

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En général, vers minuit mon père vidé de sa faconde et de ses blagues de corbillard à deux ronds, ramenait D. à sa porte. A cet' heure, notre voisin, ne jouait plus à "J'ai perdu mes clés". Il tambourinait tant et tant. Jusqu'à ce que le père Palu sorte de sa loge, pyjama rayé, chevelure rouge hirsute, l’haleine chargée, et lui dise de fermer sa gueule: "J'te vais appeler les bleus, non mais, c'est quoi cte'raffût ?  Tout ça rentrait dans l’ordre quand Madame D. ouvrait l'huis prête à passer l’éponge une fois de plus.

Madame D. était, on l’a vu, d’une nature jalouse. Pourtant, sa mise en plis blond platine, laquée à la bombe avait de l'allure. Je me disais, avec des boucles pareilles, on devrait se moquer des cornes ! Un avis qu'elle ne partageait pas. Cette superbe créature ombrageuse est secrétaire de direction dans la même compagnie d'assurances que M. D., boulevard Malesherbes Paris 8°. Secrétaire de direction  signifie être "très proche" de son patron. Façon de dire de ma mère avec une moue significative, ça recouvre forcément autre chose comme qui dirait un euphémisme. Proche pour intime ou pire encore Mais bon ma mère était comme ça, tout dans le sous-entendu. Elle ajoutait que cette proximité se prolongeait au delà des heures de bureau... que son patron la raccompagnait dans une guimbarde de luxe plus souvent qu'il n'était convenable entre collègues…  Elle avait vu "de visu". L'emploi du latin renforçait le propos. Et d'ajoutert que ce pauvre D. avait des peaux de saucisson sur les yeux et qu'il était comme le chef de gare et que c'était bien fait pour ses pieds. Na ! 
Vous comprenez aisément que ça me titillait ces propos à double sens. Interroger ma mère, pas question, même la Gestapo n'en aurait rien tirée. Donc je supputais C'était bath de supputer en espionne. La Mata Hari du 26, c'était bibi.  De la stimulation pour ma gamberge, il y en avait, pas à dire. Fallait la voir notre voisine ! Ses talons aiguilles rouges qui me faisaient rêver par leur hauteur vertigineuse et ses jupes tellement serrées qu’elles l’obligeaient à marcher comme les Japonaises. Fesses à l'étroit, petits pas... Prendre le métro, ça devait être du sport. Chapeau. Peut-on lui en vouloir de se faire raccompagner en bagnole par un type plein aux as ? Non, on accorde les circonstances atténuantes. 
Les D. n’ont pas de gosse. Pourquoi ces gens-là qui ont les moyens ne conçoivent-ils pas de mioches On est en plein baby boom, faut reconstruire le pays, faudra de la main d'oeuvre, sont-y pas patriotes les D. ? La question revenait sur le tapis entre commères. 

Sur le processus de fabrication des mômes, j'avais un peu d'infos grâce au Larousse médical, chapitres accouchement et maladies du système reproducteur Comme l'avait si bien écrit Céline dans le Voyage au bout de la nuit " le ventre des femmes recèle toujours un enfant ou une maladie." Et ça coule, ça suinte, ça perd, ça gratte, ça saigne… et tout ça présenté en ordre alphabétique. La syphilis, le fibrome envahissant, la vaginite foudroyante, la salpingite avec empêchement des rapports…  et tutti quanti. Il était écrit "Le foetus se développe dans la matrice dans de l'eau entouré de membranes." On voit par-là que les cigognes les roses et les choux n'y sont pas pour grand chose. Le Larousse n'en parlait même pas. Seulement, pour que le futur foetus pénètre dans le ventre de la dame, c'était dit nulle part, mais bon il fallait bien que les parents fassent des "choses"… si possible en position allongée. Mais ce n'est pas obligatoire. La position allongée, je veux dire (depuis '56 j'ai évolué...) ça marche aussi adossé à la porte du placard ou à cheval sur la table de cuisine. A l'époque pour compléter le Larousse, on n'avait que le cinéma. Et il ne montrait rien des "choses", le cinéma, à cause de la censure et des interdits du Gouvernement ou Will H. Hays, une sorte de Général de là-bas qui avait édicté un Code à la con. 
Donc, à cause du code, on voyait que le lit, les draps jusqu'au cou. A la fin, juste un gros plan romantique sur le baiser.  Happy end, musique, ouste dehors. Comme voulez-vous qu'on progresse ? Jean-Jacques, un petit mec du quartier m'avait initié au baiser mouillé. C'était excitant, un peu écoeurant cette bavouille partagée dans le cliquetis des appareils dentaires. Il assurait que baiser avec la langue n''engageait pas la procréation. Dans le fond, j'aimais mieux ça. 
Revenons aux D. C'est instructif pour une gamine d'écouter aux portes, j’avais entendu ma mère dire l'air de rien : « Ils doivent prendre des précautions les D.  sinon... tu penses bien que… ». Rien de plus!  Elle ne finissait jamais ses phrases, un peu comme Modiano. Elle y mettait du point de suspension à la Louis-Ferdinand  une façon littéraire de tenir ses copines en haleine. Quelles précautions fallait-il prendre pour éviter les enfants ? Mystère. Aucun secours à attendre du Larousse médical et de ses planches d'écorchés asexués. Rien, nada. J’en parlais à Brigitte dont le père était photographe. 
Tout le quartier venait dans son studio se fait tirer le portrait. On s'endimanchait pour prendre la pose devant l'objectif d'un professionnel, car les appareils photos restaient rares chers et encombrants... des mètres de pellicules fragiles qui craignaient la lumière…  Les occass' ne manquaient pas, mariage, baptême, communion solennelle, remise des prix même parfois enterrement. Mon père avait fait appel aux talents d'un photographe pour un macchabée. La famille voulait sa tronche en souvenir sur du papier aussi glacé que lui.  Et vas-y, un léger maquillage, une astuce pour  rouvrir les paupières, quelques retouches... Les héritiers eurent un portrait assez vivant, le sourire un peu contraint peut-être... Mais quelle importance, une fois enchâssé sur la tombe dans un présentoir en marbre noir avec une dédicace dorée à la feuille (mon père facturait ça à la lettre, plus c'était long, plus ça payait) ce fut magnifique. Le triomphe de l'Art sur la Mort 
Encore une fois, je cafouille dans les chemins de traverse de la mémoire. 
Revenons-en aux précautions. Brigitte n'en savait que pouic non plus. Assises sur la bergère en velours cramoisi du studio photo, on gambergeaient, perplexes à passer en revue toutes les précautions imaginables. Traverser dans les clous pour éviter l'écrabouillement ; pas boire glacé l’été pour éviter un chaud et froid, aller au petit coin avant de prendre le train pour pas marcher sur les pieds d’un gros plein de soupe en sortant du compartiment… Aucun rapport avec les bébés, vous en conviendrez lecteur patient. 
Et la lumière jaillit. Quand un mari passe ses soirées sur le paillasson plutôt que dans le lit conjugal, sa femme n'est pas enceinte. La voilà la bonne précaution. Pas coucher ensemble.   Une indiscrétion du Dr L. - un sacré vieux bavard ami de ma grand-mère (il avait sept filles, c'est encore une autre histoire) - m'apprit que madame D. était stérile. Stérile comme les compresses de gaze imbibées de teinture d’iode pour désinfecter mes plaies de patins à roulettes. Voilà qui remettait en question l’admiration sans borne que je vouais à Mme D. Je n’ai même pas osé en parler à Brigitte ! 
Ce qu’on était niaise à cette époque ! Aujourd’hui en 2013, ma petite fille de onze ans disserte à table de la virginité et de l’érection sans que ça coupe l’appétit de personne. Les temps changent. Ne me demandez pas d'être juge. Démêler si c’est bien ou mal. Ce feuilleton n’est pas un essai sociologique… Quoique. Revenons aux D. qui habitaient je vous le rappelle, tout le premier étage.
            La belle-mère de D. vit avec eux. Sa chambre donne la cour. C'est l’ancienne cuisine de l’appartement de gauche qu’ils avaient transformée. Enfin j’imagine. Je n’ai jamais franchi le seuil de chez eux au-delà du tapis brosse - refuge nocturne et occasionnel du propriétaire. La mère de Madame D., tout l’immeuble la surnommait « la folle ». La folle par-ci, la folle par-là, sur l'air de la calomnie. C'était pas par méchanceté uniquement par logique, par déduction. Elle baragouinait toute seule. elle sortait jamais, une sorte d'emmurée vivante 
Et hop! en rentrant de l’école, j'esgourdais à leur porte pour percer le mystère, recueillir le soliloque, j'espionnais bien calée sur le paillasson qui gardait l'odeur acidulée de  monsieur D.. Longtemps. Coite et attentive. Sans remuer un doigt de pied. Ah! jeunesse ignorante des courbatures. Je faisais gaffe à l'éternuement. Jamais faire ça l'hiver. Tu vois pas que le père ou la mère Palu  (qui avaient les yeux et les oreilles partout) me surprennent ! Ils auraient cafté à ma mère, pire à madame D., ça aurait fait forcément des histoires. En restant longtemps l'oreille bien collée j’ai entendu... Vous n’allez pas me croire… des tirades classiques. La folle avait dû être actrice ou quelque chose d’approchant. Voilà le pot-aux-roses découvert .
« Me ferez-vous la grâce, Dom Juan de bien vouloir me reconnaître ?»
Je cite de mémoire. Pour Dom Juan, rien à dire. Elle faisait une Dona Elvire acceptable (l’âge mis à part) ; mais... les jours où elle jouait Chimène, c’était à pleurer sans oignon. Ça donnait à peu près :
            Tu vas mourir ! Don Sanche est-il si redoutable
            Qu’il donne l’épouvante à ce coeur indomptable
            Qui t’a rendu si faible ? Ou qui le rend si fort ?
            Rodrigue va combattre, Rodrigue va combattre… Rodrigue va combattre…

Une sorte de  78 tours [1] rayé. Cette lacune me tourmentait, ça me tracassait, ça me tracassait On avait étudié Le Cid. A l'époque ça se faisait d'étudier Corneille en français.  J'ai eu vite fait de trouver la tirade dans mes petits classiques Larousse. 
Et un ce ces fameux jours où Chimène butait sur ce funeste vers, moi sans malice pour l’aider, la bouche collée au trou de la serrure, j'ai soufflé la fin en criant bien fort : 
-       …et se croit déjà mort !
Et là mazette, la Bérézina, Waterloo. Un truc à uriner debout. Une succube couverte d’oripeaux colorés, mantille de dentelle sur des épaules décharnées a ouvert la porte. Un vieux masque ridé, mais alors ses yeux !! Incroyable. Des lacs d’un vert profond… des yeux de myope à s’y noyer. D’une jeunesse incompatible avec le reste. Un assemblage contre nature, un machin à la Picasso, tout de travers, sans queue ni tête. Je me suis sauvée à toute vibrure, le diable aux fesses. J’ai grimpé en courant jusqu’au palier suivant. Halte sur un autre paillasson. Je n'étais pas suivie… elle s'en foutait de moi et de mes manigances. Elle a gueulé merci. Mon intervention l’avait débloquée :
Rodrigue va combattre et se croit déjà mort,
Celui qui n'a pas craint les Maures, ni mon père,
Va combattre don Sanche, et déjà désespère !
Ainsi donc au besoin ton courage s'abat ?

Comment les D. pouvaient-ils s’accommoder de la coexistence avec toutes ces héroïnes classiques ! C'était inconcevable. Racine lui-même n'aurait pas pu. Ma mère qui ne reculait pas devant une médisance, la lippe méprisante et l’oeil brillant disait : « Voyons Victor, (Victor c'est mon père) s’ils la supporte la vieille folle, c’est qu’ils y trouvent leur compte ». Leur compte ? Naturellement elle faisait allusion à l’argent, au pèze, au pognon, à l'artiche ! Et me voilà dans la pensée profonde. Ces gens là (les D.) avaient des relents de héros balzaciens. Le croyiez-vous ? J’étais fière d’habiter un immeuble où respiraient des héros balzaciens ! 
Les D. me passionnaient. Pour les voir j'étais guetteuse, voyeuse Je me postais le plus souvent possible dans l’encoignure du couloir. Voir rentrer Madame D.. Quel spectacle. Le Châtelet et le Lido réunis. Elle ouvrait sa boîte à lettres d’un geste gracieux après avoir enlevé ses gants. Des gants même en été. Elle prenait le temps de retourner les enveloppes. Et un coup dessus et un coup dessous. Le père Palu pointait le nez juste pour reluquer son cul. Il rallumait la minuterie pour mieux voir. Il trouvait toujours un prétexte pour la retenir, le temps froid, humide, chaud, pluvieux, les travaux dans la rue, la dératisation des caves.  Les yeux exorbités la salive au coin des babines, le père Palu, vieux satyre… D’autres fois c’était le fils Palu qui sortait. 

Et lui, il allait carrément aux boites à lettres. Il se collait derrière elle, ventre contre dos en lui parlant doucement…Parlez-moi d'amour, redites moi des choses tendres... et chanter violons…valsez saucisses... alors au lieu de monter, la voilà appuyée à la porte de la cour, haletante : « Voyons, jeune fou, je vais le dire à mon mari si ça continue… » Et le fils Palu pas gêné de répondre : « On fait rien de mal d’abord, et pis une belle gosse comme vous, ça mérite mieux qu’un raté d’assureur. Juste un baiser et j’vous laisse partir, petite poule… ». Ensuite, rien pendant plusieurs minutes. La minuterie ne se rallumait pas et j'y voyait plus rien. Sûr, la secrétaire se laissait peloter par le voyou; on glissait de Balzac vers Eugène Sue ! J'étouffais, ratatinée dans mon encoignure. Pourvu qu'ils ne m’aperçoivent pas, les cochons. Elle regagnait son palier légèrement essoufflée, il repartait vers ses affaires noyé dans un effluve de parfum capiteux. Et ça se reproduisait ce petit manège tous les soirs où le fils Palu ne travaillait pas de nuit. Quand la voie était libre, je remontais chez moi.
Des années plus tard, quand la vieille est morte - la mort ça fait causer -  on entendit raconter qu’elle avait été danseuse Houp la la... et actrice à Saigon. Du temps de l’Indochine, des plantations d'hévéas, des colons vêtus de lin blanc, durant les années folles quoi. 
Elle avait (paraît-il) amassé un joli magot. Seulement dans ces contrées, ma bonne dame le jeu, l’opium, la vie facile ça mène à la ruine. Et la voilà passant de la scène au lupanar ! 


Je ne connaissais pas le mot lupanar. Brigitte m’a éclairé : « Enfin Reine, un bordel quoi. » OK ! Un bordel. Pourquoi faut-il que les gens parlent de façon si compliquée ?
Pour en finir avec la folle même si on n'en fini jamais avec les fous bref elle serait revenue en métropole dans les bagages d’un diplomate alcoolique qui l’aurait établie tenancière dans un quartier chic de Paris (genre madame Claude) et lui aurait fait une fille : la grande blonde aux jupes serrées qui se fait peloter aux boîtes à lettres par le fils Palu. La boucle est bouclée. Basta. J'ajoute pour le fun que d’après la laitière du haut de la rue, Madame D. fut élévée chez les Ursulines, prit des cours à l’école Pigier et par erreur épousa ce coureur de D. 
Après l’occupation, période propice aux profiteurs, la folle déjà plus très jeune aurait raccroché les gants. Retirée des affaires avec un joli bas de laine et par chance sans être tondue à la libération. 
Comment s’était-elle retrouvée au 26 de rue G. ? Personne n’a pu le dire. Personne... et pourtant le quartier aimait à causer Il paraît que son gendre (l'amateur de tapis-brosse placier en assurances à l'Abeille Prévoyance)  ignorait les anciennes activités de la vieille. Va savoir ? Comme disait ma mère, ils y trouvaient leur compte ! Et c'était le principal.
Ce qui est exact dans tout cela ? Vous vous le demandez, je me le demande également. A vrai dire je n'ai aucune certitude. Juste des souvenirs. Et vous savez les souvenirs ça va ça vient, ça fluctue, ça se débine, ça se rembobine comme un vieux film usé.


Dans le prochain épisode: qui sont les habitants du deuxième étage, juste au dessus des D.? 



[1] Disque tournant à 78 tours par minute. Les 78 tours avaient généralement un diamètre de 25 cm (environ 3 minutes d’enregistrement et contenaient une chanson par face. Parfois seule une face était utilisée. On a cessé de les fabriquer en 1950.

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