La phrase du jour

“"Si le théâtre oublie le monde, le monde finira pas oublier le théâtre". Bertolt Brecht



jeudi 7 mars 2013

Mes lectures du moment


Rue des Voleurs de Mathias Enard 
édition Actes Sud (2012)

Résumé : Le narrateur de l’histoire est un jeune marocain, le genre plutôt gentil garçon, croyant par habitude, mais en quête d’une liberté que son pays et sa religion ne lui offre pas. Grand lecteur, bon en  langues, il baragouine l’espagnol, un peu d’anglais, le français qu’il a appris dans les romans de la Série Noire. Il attend de devenir adulte pour s’accomplir. Puis un jour tout bascule… Cela conduira le narrateur à fréquenter d’étranges personnages, à franchir le détroit et à se retrouver en Espagne au moment du mouvement des Indignés.

« LE 17 DÉCEMBRE 2010, Muhammed Bouazizi, marchand ambulant, s’immole par le feu à Sidi Bouzid et déclenche la Révolution tunisienne. La révolte naît du désespoir ; elle commence par porter la main sur soi, par un sacrifice. La perte de patience. Le suicide ou l’action. Le Printemps arabe, longtemps attendu, commence dans la mort.
“L’arc se tord, le bois crie. Au sommet de la plus haute tension va jaillir l’élan d’une droite flèche, du trait le plus dur et le plus libre” : ainsi Camus terminait-il son Homme révolté. Les mois qui ont suivi ont vu la défaite de dictateurs sous les coups de la révolte, la difficulté de l’établissement de la justice et de la démocratie, les victoires des partis islamistes au Maroc, en Tunisie, en Égypte. Aujourd’hui, une guerre terrifiante se poursuit en Syrie ; la campagne présidentielle française a atteint des sommets de xénophobie et de bêtise, la crise économique jette l’Europe du Sud dans la violence et la tentation du fascisme.
Tout cela m’est apparu comme différents visages d’un même combat en cours, le combat pour la liberté, pour le droit à une existence digne, qu’il se livre en Tunisie, en Égypte, en Espagne ou en France.
J’ai entrepris de raconter ces luttes, à travers un voyage dans ce champ de bataille qu’est notre univers – Tanger, Tunis, Algésiras et Barcelone en sont les principales étapes. Un roman d’aventures, de l’aventure tragique du monde d’aujourd’hui. On y croisera des jeunes qui rêvent d’un avenir meilleur, d’autres qui n’en rêvent plus, des islamistes, des musulmans, des mendiants, des putains, des voleurs – et des livres, beaucoup de livres, qui restent, en définitive, avec le feu, la seule façon de combattre les ténèbres. »
Mathias Énard

Extrait : Idée bizarre, celle d ‘une grève générale, prévue, organisée à date fixe et pour vingt-quatre heures seulement. Si le refus du travail a un poids, pensais-je du haut de mes vingts ans, c’est dans la durée, dans la menace de sa reconduction. Pas en Espagne. Ici les syndicats se battaient contre le pouvoir en un seul jour un seul, et à coups de chiffres : leurs dirigeants voyaient la gr ève comme un succès ou un échec non pas parce qu’ils aveient obtenu quoi que ce soit, ce qui aurait été une réelle réussite, mais lorsque tel pourcentage de grévistes était atteint. La grève a donc été un immense succès pour les syndicats (quatre-vingts pour cent de grévistes, des centaines de milliers de manifestants) mais aussi pour le gouvernement : il n’a pas eu à dévier d’un iota sa politique et n’a même pas proposé de négocier, sur aucun point…
… On voyait bien que l’Espagne était au-delà de la politique, dans un monde d’après, où les dirigeants ne prenaient plus de gant avec personne, ils annonçaient juste la météo, comme le Roi de France du temps de Casanova : les amis, les caisses sont vides, aujourd’hui ce sont les fonctionnaires qui vont trinquer. Ils ont trop bien vécu pendant des années, aujourd’hui leur heure a sonné. Demain sale temps pour la sant é. Orage sur l’école. Mettez vos enfants dans le rpivé. Les derniers employés de l’industrie lourde qui ne sont pas morts du cancer sont virés (…) Cette idée rétrograde du salaire minimum est profondément gauchiste et lie les mains des entrepreneurs qui voudraient créer des emplois, il faut l’abattre. Déjà le prix plancher de l’heure de travail est au niveau du Maroc, qui vient de le réviser à la hausse : c’est trop pour lutter efficacement contre la concurrence. Ur lutter contre la concurrence, il faut desesclaves, desesclaves catholiques et contents de leur sort.

Mon Avis : On commence et on ne lâche le livre qu’une fois tournée la dernière page. Ensuite on y repense longtemps. On recherche pour les noter, les graver dans sa mémoire,  les phrases qui sonnent le glas de notre confort occidental, européen. Le personnage du narrateur nous devient vite familier, comme un cousin. On partage sa rage de vivre, ses efforts pour s’en sortir. On aime sa langue maternelle : le marocain. Et il nous fait aimer l’arabe classique, ces sourates en forme de contes philosophiques qui ne disent pas la haine mais l’amour. Il nous plonge dans ce maghreb du fameux « printemps arabe ». Son détournement prévisible. Ah ! Démocratie que d’erreurs on commet en ton nom.  Ce jeune homme de vingts ans est lucide comme un vieux Sage oriental. Le narrateur nous livre une version duale de l’Islam d’aujourd’hui et son point de vue sur l'engagement et les révoltes. C’est un beau livre grâce auquel on comprend mieux le monde qui nous entoure.  Le livre est écrit dans un style économe, avec juste ce qu’il faut de mots pour narrer l’histoire, les sentiments, les réflexions. Ce n’est pas gai – parce que notre monde est comme ça - mais c’est plein d’humour de dérision de soi, pas de sentimentalisme pour faire pleurer Margot ! Les larmes, si elles viennent sont d’une autre nature. On est obligé de constater que notre monde est devenu fou et qu’on y participe, nous sommes les acteurs de notre servitude. L’auteur rejoint ici La Boétie. Le personnage conscient, imaginé par Mathias Enard nous dit que ce n’est pas en train de s’arranger. Il suffit de regarder autour de nous pour le voir. Et si l’acte final du narrateur est tragique, c’est qu’il a mal lutté pour le bien. Dans ce roman tout est vrai.


A lire absolument, pour l’histoire, l’Histoire, le style, l’absence de manichéisme de l’auteur. Je n’en dis pas plus. J’espère vous avoir donné envie de vous plonger dans la Rue des voleurs. 


Biographie: Mathias Énard, né à Niort en 1972, est un écrivain et traducteur. Après des études d’arabe et de persan et de longs séjours au Moyen-Orient, s’installe en 2000 à Barcelone. Il y anime plusieurs revues culturelles. Il participe aussi au comité de rédaction de la revue Inculte à Paris et, en 2010, il enseigne l'arabe à l'université autonome de Barcelone.
En 2008, Actes Sud publie son roman Zone, caractérisé par une seule phrase de cinq cents pages.
Il publie en 2010 aux éditions Actes Sud un petit conte, Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants, sur un épisode probablement fictif de la vie de Michel-Ange, une escapade à Constantinople, où il débarque le 13 mai 1506. Ce court récit montre la Constantinople tolérante et européenne qui a su accueillir les juifs chassés d'Espagne par les Rois Catholiques. Le prix Goncourt des lycéens a été décerné à ce roman en 2010. Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants a également reçu le 25e « Prix du livre en Poitou-Charentes » décerné par le Centre du livre et de la lecture en Poitou-Charentes. Féru d'art contemporain, Mathias Énard a par ailleurs créé en 2011 les éditions d'estampes Scrawitch.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire