La phrase du jour

“"Si le théâtre oublie le monde, le monde finira pas oublier le théâtre". Bertolt Brecht



dimanche 4 décembre 2016

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Dernier avis avant démolition de Fabien Maréchal 

Editions Antidata, 2016


Résumé: dans ce recueil de nouvelles l'auteur aborde la lutte des classes, dont on nous dit qu'elle a disparue,  sur un mode nostalgique et désabusé, ou dans un registre plus combatif. L'humour est ravageur et c'est une exploration du sens de la vie.

4eme de couverture :Un vieil ouvrier retranché dans son immeuble promis à la destruction, un syndicaliste qui s’obstine à organiser une grève vouée à l’échec, ou un étrange photographe coureur des bois : pour ces personnages, le sens qu’ils donnent à leur vie prime sur toute autre considération… Qu’ils embrassent les luttes sociales, des idéaux politiques ou la quête extatique d’une réalité cachée dans la nature, les voilà aux prises avec un monde extérieur peu enclin à se plier à leurs aspirations profondes. Ils sont tous des combattants chancelants qu'une flamme maintient en éveil.
Fabien Maréchal nous livre un recueil empreint d'humanité et d’humour qui échappe toujours au cynisme

Extrait : Démolition
Ce matin, pour la première fois depuis dix ans, je ne prendrai pas mes médicaments pour le cœur et contre l’angoisse. J’aurais dû arrêter plus tôt, dès qu’ils ont annoncé la démolition de l’immeuble. C’est terrible comme on s’attache à ce dont on n’a pas besoin. On harponne une illusion, on se la colle dans le crâne et, pour l’en sortir, il faudrait se faire sauter le caisson.
Le jour n’est pas encore levé. Le chant des merles du square parvient à peine à ma fenêtre, au seizième étage. Les lampadaires jettent des cercles de lumière jaune sur l’allée, entre les deux barres HLM d’en face et la butte de terre de remblai engazonnée. Rien ne bouge. Dans un quart d’heure, des ouvriers et des agents d’entretien sortiront de leurs clapiers pour attraper les premiers RER, par-delà le boulevard Gagarine.
Des immeubles, on en a déjà détruit des tas. J’ai vu des images au journal régional. On laisse la foule à cinq cent mètres, derrière des barrières, un haut-parleur claironne le compte à rebours, un hélicoptère survole la scène. Pour une barre, toutes les charges explosent en deux secondes à partir du milieu, ou alors d’un côté à l’autre, et elle s’écroule sur elle-même ; une tour, on a l’impression qu’elle s’enfonce dans le sol par un ascen- seur dont les câbles ont lâché. À peine le temps de cli- gner des yeux, tout est par terre. Un nuage blanc-beige remonte des gravats, et seules les volées d’oiseaux qui piaillent en cercles affolés percent le silence après les déflagrations. Puis le vent finit par pousser le nuage,  les oiseaux se posent sur un toit ou un arbre, et c’est fini.  Comme  si  personne  n’avait  jamais  vécu  là  et  que  l’endroit était resté tel qu’après-guerre. Un amas de décombres.
Les lampadaires s’éteignent. Un train crisse sur ses rails, au loin. Les façades des barres, bâchées en vue de la démolition de ma tour, répercutent le vrombissement des camions sur la rocade nord-est. Je me détourne pour aller tapoter le baromètre dans l’entrée de la cuisine, et il descend d’un cran.
L’immeuble qu’on va abattre, j’ai participé à son édification. 
Le bâtiment, dans les années 1950, c’était une nouvelle guerre: on n’en avait jamais assez. Il fallait reconstruire ce que les Allemands avaient détruit, reconstruire ce que les Alliés avaient détruit, loger les Français qui ne pensaient qu’à faire des gosses et les provinciaux qui montaient à la capitale. Plus tard, il faudrait loger les coloniaux, les harkis, les ouvriers d’Afrique du Nord. On ne savait plus où loger de la tête.
On dressait les cités de l’Avenir radieux sur cinq cents mètres de long et dix, vingt étages de haut: chantez lendemains! Voici le temps des bâtisseurs et
du vide-ordures, de l’eau courante et du chauffage pour tous, toilettes privatives, douches, ascenseur. Les communistes ont peut-être quitté le gouvernement, disait mon secrétaire de section, mais le gouvernement ne se rend pas compte que Lénine occupe un peu plus le pays à chaque appartement HLM supplémentaire.
J’habitais Malakoff et travaillais sur un chantier en banlieue nord –et rouge. Je lisais L’Humanité dans le bus qui traversait Paris. Des photos du Grand Frère de l’Est montraient des immeubles démesurés le long d’avenues où l’on aurait pu entasser tous les cortèges parisiens du Premier-Mai depuis 1945 sans qu’on ne s’y sente à l’étroit. Tant de grandeur, de hauteur, de largeur, de largesse, ce ne pouvait être que l’Avenir radieux.
Comme je suis lorrain par ma mère, mon chef de chantier me surnommait «Choucroutchev». Pour lui, l’Alsace et la Lorraine, c’était kif-kif, juste de quoi entonner le refrain d’une chanson contre les Boches. Et puis à l’époque, beaucoup de monde insinuait encore qu’il n’avait pas fallu pousser trop fort les Malgré-nous dans le dos. Je n’avais pas l’accent, mais j’étais né à  Pont-à-Mousson, ça suffisait à certains pour imaginer  ma mère tondue à la Libération tandis que mon père pourrissait sous la terre d’Ukraine avec la moitié de la division Das Reich.
En réalité, mon père était originaire de Libourne. On ne l’avait pas vu revenir en 45 pour la bonne raison qu’il était mort dès 38. Accident de chasse, selon ma mère. Quand elle l’a rejoint, en 57, à la suite d’une pneumonie, le caveau portait déjà: «Jean Delussel, 18novembre 1918 – 15 décembre 1938 ».
Vingt ans, un rayon de soleil entre deux tempêtes. Et moi.


Mon avis:  Généralement les nouvelles me laissent sur ma faim. L'impression que l'auteur paresseux m'a pas cherché à développer davantage. Avec ce dernier avis avant démolition au contraire, chaque texte est abouti du point de vue de l'histoire et des personnages. Ils sont à la fois des spécimens uniques et chacun d'entre nous, nous je veux dire les petites gens. Ceux qui se lèvent à 5h du mat' pour aller au charbon, quand il y avait encore du charbon, du travail. L'auteur développe la nostalgie de ces lendemains qui devaient chanter mais dont le chant a été entravé par le monde tel qu'il est aujourd'hui. J'ai adoré.
Voilà un cadeau de Noël intelligent à offrir aux vieux pour réveiller leur souvenirs et aux jeunes pour éveiller leurs consciences engourdies par trop de cliquant.

L'auteur:  Fabien Maréchal est journaliste et collabore au magazine National Geographic France.  Dernier avis avant démolition est le deuxième recueil de l’auteur, après Nouvelles à ne pas y croire, publié en 2012 aux éditions Dialogues.

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