La phrase du jour

“"Si le théâtre oublie le monde, le monde finira pas oublier le théâtre". Bertolt Brecht



lundi 21 janvier 2013

Episode 5 Feuilleton en ligne Ce que cache un immeuble si discret



Résumé des 4 épisodes précédentsReine, la narratrice, travaille pour une agence immobilière dans un coin paumé de la France profonde. En faisant visiter une ruine de style à un acheteur potentiel, voilà ledit acheteur qui dégoise sur caves des histoires à faire saillir les poils des bras. Ce sont d'après lui, des lieux pas recommandables et qui ne contiennent pas que de dives bouteilles… On y trouve du cadavre décomposé, voire du squelette racorni. Ceci rappelle à Reine une histoire de son enfance. Elle nous fait découvrir le 26 de la rue G. et ses pittoresques habitants. Les Palu, concierges polonais, le fils Palu, voyou séduisant, les commerçants typiques de cette époque. On est en 1956 au moment de la Guerre d'Algérie.
Au premier étage de son immeuble habitent les D., une famille tout ce qu'il y a de bien. Monsieur est assureur, coureur de jupons quand ça se présente, et Madame pas commode.  Faut dire qu'elle fut élevée dans un couvent. Elle est pourtant gironde Madame D. pas farouche avec le fils Palu qui la pelotte aux boîtes aux lettres. Ils hébergent la belle-mère, La folle qui déclame des tirades classiques dans le logement et qui a des trous de mémoire… Reine est obligée de l’aider. Faut dire que la pauvre vieille a mené une vie bien remplie du temps du Tonkin, des lupanars, des lanternes rouges. Elle a même eu sa propre maison de rendez-vous. Tout ça a pris fin avec l’occupation. Au deuxième étage on trouve à droite les L., monsieur Henri sa femme et ses deux mômes. Monsieur Henri a la faveur de la mère de Reine, il est aussi un peu voleur de fil électrique ce qui vaut la venue des flics pour une perquisition. Ils sont présentement entassés les uns sur les autres pour tenter de monter dans grenier de l'immeuble sans échelle.

NB: Un fidèle lecteur m'a signalé à propos des précautions des D. ( épisode 3) qu'à l'époque la première méthode de contraception qui n'était pas sans faille, c'était la marche arrière, à condition de bien manoeuvrer le levier de vitesse. Cette précision apportée, continuons la narration.


Pauvres Pandores empilés comme au cirque! Et qu'ils poussent et qu'ils soufflent et toussent et n'en peuvent plus. Rien à faire. Bernique, la trappe est fermée à clef. Qui a la clé ? Personne ! La toiture a été refaite il y a deux ans, depuis plus de clé… contactez l'entreprise de couverture. Oui c'est ça. La chute ne fait aucun doute. C'est à mourir de rire. On dirait un épisode de Zorro. 
Les V. que je n'ai pas encore présentés, auraient bien ouvert leur gueule, mais devant tant de témoins, ils ont hésité à dire aux flics que la clé est pendue dans la loge des Palu… Les flics se sont désencastrés et ont fini par déguerpir bredouilles, la queue basse et l'injure aux lèvres.  A bientôt les gars. 
Seulement des histoires pareilles ça divise. Ce fut comme une nouvelle affaire Dreyfus, une mini affaire à la dimension d’un quartier de banlieue. On eu les pro- et les anti-Henri. Ma mère était la chef de file des pro-Henri. Une sorte de Zola femelle. 





Elle avait dans son comité de soutien toutes les dames patronesses de l’Eglise Sainte Marthe et ses collègues institutrices de l’école libre à qui monsieur Henri prodiguait ses talents électrifiés pour une bouchée de pain. Une pétition a circulé pour qu’on expulse les Henri… et puis ça s’est tassé. Les gens sont méchants mais sans suite dans les idées. Le mariage de Grace Kelly, l’égérie d’Hitchcock, avec le prince Rainier de Monaco a éclipsé l’affaire. On a suivi la cérémonie en direct en Eurovision, comme 30 millions de téléspectateurs. Laissons provisoirement les L. 

De l’autre côté du palier on a les V. Un couple de retraités propriétaires, tout ce qu’il y a de prospères, yop la boum ! Ce qu’on fait de mieux dans le style. Lui, tout gris, elle toute blanche, sauf la conscience. Disons que je les trouve antipathiques. Vous allez me taxer de racisme anti-vieux. Vous vous gourez, ça n’a rien à voir. Même jeunes ils devaient être à claquer. T’as des gens comme ça qui sont à claquer, tu n’y peux rien. Ils sont à claquer, point barre comme ils disent maintenant. 
Leur progéniture se composait d’une fille et d’un fils que je n’ai pas connus directement habitant le 26. L’aîné était charlatan-toubib quelque part en banlieue ; sa renommée désastreuse était parvenue à se glisser jusqu’à l’immeuble. Il aurait laissé plus d’une femme se vider de son sang après des manœuvres interdites mais lucratives… vous comprenez ? Non, tant pis, je n'ai pas la vocation de dénoncer les faiseuses d'anges. Ça les rabaissait les V. cette histoire, z’avaient du mal à faire les vantards. Les gens se poilaient derrière leur dos, tu parles. Leur fille, elle, avait fait ce qu’on nomme un beau mariage avec un copain de son frangin, radiologue à N., banlieue super chic.
Ceux-là avaient une fille Agnès qui était de mon âge. Elle venait visiter les V. le jeudi après-midi (car à cette époque, le jour de congé des mômes c’était le jeudi). La mère qui condusait l’auto, la déposait chez ses parents. Mais elle ne montait pas. On suppose qu’elle ne les fréquentait pas. Interdiction du radiologue, probablement une rancoeur. Encore un mystère pas éclairci. mais tout ça ne nous regarde pas.
 Les V. n’appréciaient pas mes parents, surtout mon père. Des histoires de bijoux volés sur des morts, bien avant la guerre. N’importe quoi aurait fait l’affaire pour ces gens-là. Comme ma mère ne portait pas de bijoux en dehors d’une chevalière à ses initiales, je pense sincèrement qu'il s’agissait de ragots. Des esprits chagrin pourraient suggérer que mon père refourguait les bijoux… je peine à le croire, plus ballot que mon père, ça n’existait pas. Il se serait fait prendre tout de suite. Et puis merde, j’aime croire à l’innocence de mon père. Je l’ai déjà dit c’était un brave homme.
 Ma mère qui n’avait pas la mémoire courte continuait à ne pas saluer les V. quand nous les croisions dans l’escalier. On faisait des contorsions pour ne pas les voir, cou tourné vers le mur, pas chassés en ballet russe, de l’art de l’esquive… Elle laissait parfois échapper dans la conversation qu’ils avaient été mouchards, qu’à cause d’eux les K. du troisième avaient été déportés et leur logement réquisitionné par un milicien et sa concubine dont je ne tarderai pas à dresser le portrait haut en couleur. Le milicien était un copain du petit père V. le propriétaire dont on était en train de causer.
V. aurait écrit une lettre anonyme à la commandanture. C'était pas le seul, les corbeaux proliféraient sur les décombres de la patrie. Lettre suivie d’effet. Les K., je ne les ai pas connus. Ne sont jamais revenus d’un voyage organisé vers la Pologne pour ceux qui comme eux devait porter sur la poitrine un signe distinctif du plus beau jaune. Une belle idée de Vichy qui n'est pas réputée que pour ses eaux.nFoutue période quand même. Quelle ignominie dans la nature humaine. 
Au moment de la vente de l’immeuble, la guerre terminée, par un tour de passe-passe… hocus pocus, ni vu ni connu je t’embrouille… le milicien et sa compagne se sont portés acquéreurs du logement réquisitionné. Et ils y vivaient en toute tranquillité depuis. Ma grand-mère a bien essayé de leur mettre des bâtons dans les roues. Pot de terre contre pot de fer. La réquisition leur donnait un droit de préemption sur le logement. Qui dit que bien mal acquis ne profite jamais me fait bien marrer. On n’a jamais su la vérité sur le motif de déportation des K., ni sur la participation du père V. dans tout ça… Il parait qu'il y a prescription.
   J’en reviens aux jeudis de visite d’Agnès. La gamine s’ennuyait ferme au deuxième étage entre les napperons de dentelles, 
les baromètres souvenir du Havre, les chamois boule de neige ou thermomètre rapportés de Chamonix, Nénette et Rintintin, deux œuvres d’art en plâtre vernissé, trônant sur le manteau de cheminée et l’interdiction de faire du bruit. Pour passer le temps, elle comptait les tac-tac des béquilles de LFDMH, puis embrouillée dans ses additions elle collait le nez aux carreaux en grignotant des petits beurre rances, et regardait la rue où je faisais des courses de patin à roulettes avec Brigitte en poussant force cris de sioux. Quand les vieux V. s’étaient assoupis après le déjeuner, elle nous faisait signe et descendait jouer avec nous à la marelle, à cache-cache sous les porches avec quelques p’tits gars des alentours qui nous serraient bien fort pour pas qu’on nous voit. Le plus marrant c’était le tirage de sonnette et les pétards dans les bôites aux lettres. Pour ces jeux là, il vallait mieux être champion de course à pied, seulement la pauvre Agnès n’était pas véloce, pas habituée à la dure loi de la rue. Non, élévée choyée dans une banlieue chic, avec la bonne pour l’accompagner au square jouer au cerceau. Alors, elle ne détallait pas assez vite et… elle se faisait prendre. Alors là, c’était l’apothéose, du grandiose… La pauvre Agnès se voyait séquestrer par une ménagère vindicative ou un pépère pas baisant. On la relachait plus, il fallait qu’elle allonge l’adresse de ses parents sous peine de torture. Nous on restait à l’écart, attendant le grabuge. Quand les méchants lui avaient décollé une oreille ou tordu un bras, elle donnait l’adresse des V. et hardi petit, la mégère ou le veuf ramenait la coupable au 26, par le lobe de l’oreille qu’elle avait fort développé. Le spectacle changeait de coin. Sus au 26. L’été par les fenêtres ouvertes on entendait tout le tintouin. Elle avait beau dire qu’elle n’y était pour rien que c’était pas elle… Mais qui c’est alors qu’ils disaient tous en chœur ces adultes mécontents… on a vu que toi… y se sont pas évaporés les autres petite menteuse… et où tu les as eu les pétards, et si c’est pas malheureux à onze ans de faire chier le monde et une fille de médecin en plus… il va nous la payer la réparation de la boîte à lettres ton père… l’a les moyens ton père au prix des radios des poumons, vu le nombre des tuberculeux rapport aux restrictions… Puis les gens s’en prenaient aux V. et on jubilait avec Brigitte et les petits cons de la rue… Z’avez qu’à la surveiller la môme… pas la laisser traîner dehors comme un cabot… Comment ? Elle s’est sauvée ? Mais y a donc pas de verrou à v’te putain de porte ? Pas de chaîne pour l’attacher au poële ou au pied de lit… C’est bien la peine de regarder les gens de haut comme vous le faites, c’est pas la première fois qu’on la prend la main dans le sac. Les V. suppliaient Agnès de livrer les coupables. Vas-y bibiche dénonce-les ces mécréants. Mais Agnès était réglo, elle endossait sans mouffter.  Elle prenait quelques beignes, parce qu’en ’56 le droit de l’enfant n’était pas encore bien reconnu, les parents frappaient sur le cul, une bonne fessée qu'ils disaient...
plus rarement un coup de martinet qui était accroché dans le placard pour faire peur, et plus souvent qu’à leur tour ils donnaient des taloches. A part quelques cinglés qui en abusaient, ça ne tuait personne. Par ailleurs, ça n’empêchait pas de recommencer les conneries. On avait le vice dans la peau, comme disait les gens. On avait des excuses à profiter du sirop de la rue. Pas d’ordinateurs, pas de WEB, pas de consoles de jeu, pas de téléphone-appareil photo-vidéo-grill-pain, pas de téloche sans les parents… fallait qu’on la passe la journée de congé, une fois les devoirs finis. 
Et c’est long un jeudi sans cinéma, souvenez-vous lecteurs oublieux de votre passé.
D’autres fois, Agnès montait chez moi en lousdé pour une partie de dominos ou de bataille. Ma mère ne travaillait pas le jeudi, mais par bonheur elle s’occupait d’un cercle de lecture et s’absentait de 14h30 à 18h00. Banco, j’avais l’après-midi tranquille. Un de ces jeudis pluvieux où on s'emmerde ferme, on se mit avec Agnès et Brigitte à faire la guerre, Agnès était notre prisonnière par conséquent, nous l’avions ligotée à une chaise avec la ceinture en cuir de mon père, et on se demandait quoi trouver pour la faire avouer qu’elle était de mèche avec le FLN. J'avais sorti des ciseaux à tout hasard, une bassine d'eau, le pain sec qu'on gardait pour le hamster On hésitait encore sur le type de châtiment.  Fallait qu'il soit sans conséquence et pas trop méchant Je racontai à Brigitte que mon père quand il était gamin avait été attaché à un arbre en plein été par ses potes qui lui avaient enduit la quéquette de miel et l'avait laissé tout l'après-midi à se faire bouffer aux mouches Bon, dans notre cas ce n'était pas envisageable, Agnès n'avait pas de quéquette et j'avais pas de miel. Fallait imaginer autre chose. On penchait pour lui couper les cheveux, vu que ça repousse. A ce moment-là, on frappe. 
Nous, on commence par avoir le fou rire, puis on fait silence. Chut ! Donner le change, faire comme si on n’était pas là… Les coups redoublent. On jette une couverture pour dissimuler notre prisonnière. Je demande : « Qui est-là ?». Ouvrez, Police. Encore ? Je réponds que j’ai pas le droit d’ouvrir à des inconnus. Ils disent on va faire sauter la porte, ouvrez nom de dieu. Ça se gâte. Brigitte se précipite à la fenêtre et crie au secours… la boulangère en face sort sur le pas de la porte. Elle hurle aussi, la laitière un peu plus haut fait de grands gestes de S.O.S. Les soi-disants policiers détallent, on voit deux imperméables mastic s’engouffrer dans une grosse bagnole noire. Une traction. 

Agnès est toujours attachée, cachée par la couverture, sous elle une mare d’urine. Elle pleure sans pouvoir s’arrêter. Notre interrogatoire est tombé à l’eau. On la détache, et avec un chiffon on nettoie. Je lui prête une petite culotte en coton Petit Bateau et le tour est joué. On est bien obligé de la relâcher. Heureusement que ses grands-parents sont un peu sourdingues. Allez, retour à la casa Agnès, fissa fissa. Dans le fond elle a eu de la chance elle aurait pu finir tondue. On voyait ça au cinoche, les bavures de l'après-guerre. En fait, ça lui faisait de bath jeudis à cette gamine qui n'avait chez elle personne pour jouer. 
Seulement le grabuge de l'après-midi n'est pas passé inaperçu. Tu penses, la boulangère et la laitière deux commères de première ont guetté my mother pour tout cafter, même ce qu'elles ne savaient pas, elles l'ont inventé. Des deux hommes sont devenus un bataillon de feu la Gestapo. Il parait même qu'ils avaient sortis des mitraillettes. Que les gens ont l'imagination fertile. Pour moi, ça n'allait pas se passer comme ça. Y a vraiment des jours de guigne!

Qui sont ces visiteurs louches en traction avant ? Sont-ils vraiment de la police ? Pourquoi se sont-ils enfuis ? Que va faire la mère de Reine ? Lisez le 6eme épisode lundi prochain.


.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire