Quai des enfers de Ingrid Astier
Eds. Gallimard, Série
Noire, (2010)
Rééd. Folio Policier, (2012)
Résumé : Un
matin de décembre, la Brigade fluviale qui opère sur la Seine découvre dans une
barque amarrée devant le 36, Quai des Orfèvres, le cadavre d’une femme. Le commandant de la Brigade criminelle, Jo Desprez, chargé de l’enquête se trouve très impliqué parce que la carte de visite de l’un de ses amis, un "nez" de génie, a été retrouvée sur le cadavre. A la veille des fêtes de fin d'année, cette affaire va devenir un cauchemar pour les enquêteurs. Surtout, elle ne cesse de rebondir, d'alimenter les journaux, et pareille à la Seine va entraîner tout le monde dans ses remous.
Mon Avis : Ingrid Astier a écrit ce premier roman après avoir suivi plusieurs mois la Brigade Fluviale. Ce livre a reçu dès sa parution des critiques mitigées. D’un côté plusieurs prix
(prix Paul Féval de la Société des gens de lettres, prix polar en plein cœur,
prix Lafayette) de l’autre
des remarques pas aimables sur un texte jugé faible dans son
intrigue et trop écrit- surécrit- pour le genre. Pour ma part, je me suis laissée embarquer, c'est le mot dans cette histoire à rebondissements, avec de jolis passages
poétiques sur cette Seine onirique et sur Paris. On découvre vivants le long du fleuve, des marginaux étonnants dont
les touristes ne soupçonnent même pas l’existence.
Quai
des enfers, oscille entre le roman policier classique de procédure et le thriller avec la traque d’un tueur en série. L'auteur développe son intrigue selon un schéma qui tient beaucoup à son imprégnation du terrain, elle utilise les archétypes du genre, nous emporte de fausses pistes en rebondissements. La lecture de ce roman est agréable
après un premier chapitre un peu lourd et maladroit.
Les personnages d'Ingrid Astier manquent tout de même un peu de chair. Ils sont trop "propres sur eux". Il y a aussi énormément de descriptions "techniques" qui cassent la vivacité de l'intrique et qui n'apportent pas grad chose à l'histoire.
Le roman de 480 pages dans se version poche aurait gagné à être allégé. Malgré ces défauts c'est plaisant et ça se laisse lire pour passer le temps.
Extrait : Chapitre I
« Hé
Steph, qu’est-ce qu’y a de plus noir que les eaux de la Seine la nuit ?
—
J’sais pas moi… L’oeil de Satan ?…
—
Pourquoi l’oeil, tocard, tu crois qu’il est borgne ? »
Phil,
le chef d’intervention de la Brigade fluviale, sondait les eaux noires du
regard. Il les palpait, déshabillait en connaisseur cette femme-fleuve. Il
hésita avant de répondre :
«
Pour ne voir que le mauvais côté… il doit avoir vendu un oeil, non ? »
Des
rires fusèrent du Zodiac, qui fendait la Seine et passait à l’instant le pont
d’Arcole. Un bruit d’avion montait des puissants moteurs, tandis que le Cronos
rebondissait sur l’onde épaisse, couleur soutane de curé.
Paris
dormait ferme.
Les
visages des policiers, réfugiés sous leurs bonnets, scrutaient les zones
d’ombre. Il ne faisait pas froid : il gelait à en faire crever un olivier.
Phil avait ramené l’expression de son dernier stage de plongée à Antibes. Les
paroles, comme les promeneurs, filaient rares.
C’était
le 18 décembre depuis peu. Une semaine durant, il avait plu sur Paris. Avec la
vitesse, les gouttes glacées giflaient méchamment le visage. Sur les quatre
hommes de l’équipage nocturne, deux portaient une cagoule de soie qui leur
donnait l’air de braqueurs. Les quais se dévidaient. Dans la nuit, les tours
jumelles de la Conciergerie érigeaient leurs fantômes. Deux pieux de pierre
éventrant le ciel. L’image de la justice, à une heure du matin, était plutôt
sombre.
Le
matin, les rôles avaient été répartis, interchangeables : Phil avait été
désigné chef d’intervention, Steph pilote, Hervé plongeur, et Rémi secouriste.
Le quai du Louvre annonçait le pont du Carrousel. Quelques scooters couchés sur
le flanc finissaient leur vie au pied des anneaux.
« Hé
! les mecs, vous saviez que les lampadaires du pont du Carrousel avaient un mât
télescopique ? »
Rémi
parlait peu, habitude qui lui était restée des conversations avec son père, qui
pouvait passer un repas sans laisser à l’autre l’éclaircie d’une question. Il
avait appris à vivre dans les arrière-cours des mots. Avec le bruit de fond,
personne ne l’avait entendu.
La
voix de Phil claironnait :
«
Rémi, on t’a déjà dit que si tu parlais aux vagues, faudrait t’entendre avec
les poissons. »
Rémi
baissa les yeux.
« Je
parlais des mâts télescopiques du Carrousel, qui sortent leur tête la nuit…
— Le
jour où t’auras trop peur des silures, tu pourras toujours faire guide
touristique, Rémi. Là-dessus, y a pas rat dans la demeure. »
Rémi
ne répondit pas. Il n’avait pas besoin des autres pour nourrir son imaginaire.
Détournant le regard du groupe, il observa les candélabres et se sentit bien,
veillé par ces phares, nés de l’esprit fou du sculpteur Raymond Subes. À la
tombée du jour, ils s’élevaient de dix mètres. Les Parisiens avaient oublié
Raymond Subes, mais Rémi, lui, se sentait le gardien de la Seine, sa mémoire
vive. Pas un détail ne lui échappait, des mascarons du viaduc d’Austerlitz aux
massives têtes de boeuf de ses piles, au zouave du pont de l’Alma, les pieds
enfoncés dans l’eau, qui donnait le niveau de la Seine. C’était son territoire.
Il était fier de ne pas sillonner l’eau en aveugle et se moquait qu’on saborde
ses connaissances. Cool Raoul… Rémi avait l’habitude de ne parler que
pour lui et, s’il le fallait, il était spectateur pour deux.
Le
canot pneumatique enfila les ponts et les noms se déroulèrent dans l’esprit du
jeune homme. Inconsciemment, ils levèrent des souvenirs comme l’on ouvre en
grattant de l’ongle, enfant, les lucarnes cartonnées d’un calendrier de l’Avent.
Mais un calendrier de l’Avent maléfique, dévoilant le cabinet des horreurs.
Pont Royal, pont de la Concorde, pont Alexandre III, pont des Invalides, pont
de l’Alma, passerelle Debilly, pont d’Iéna, pont de Bir-Hakeim, pont de
Rouelle, pont de Grenelle, pont Mirabeau, jusqu’au pont du Garigliano, à
l’ouest de Paris…
Les
souvenirs remontèrent un à un à la surface : là, une noyée qui ne s’était
laissé aucune chance, le sac à dos plombé de poids de plongée ; ici, la
recherche d’un 357 Magnum qu’un malfrat aurait jeté ; plus loin, la découverte
laborieuse, dans les tréfonds de la vase — qu’il remuait comme les strates
boueuses de la mémoire —, d’un bocal vaudou renfermant les tripailles d’un
inconnu mêlées à un capharnaüm infernal : épingles, miel, sang séché, bout
d’étoffe et mèche de cheveux bouclés. La Seine charriait les secrets de ceux
qui avaient voulu noyer leur chagrin. Et eux, ils devaient faire parler ces
secrets. Quitte à affronter leurs propres démons.
La
pluie redoublait, les visages rivalisaient de grimaces avec les gargouilles de
Notre-Dame. Au niveau du port d’Auteuil, ils virèrent bord pour bord. La ronde
de nuit n’était pas une croisière, la Seine suintait, fleuve de pétrole qui
poissait l’âme.
«
Putain de temps ! »
Fidèle
à lui-même, Phil faisait dans l’art oratoire. Longeant les péniches, les
policiers guettaient les ombres agitées. Mais les ombres restaient muettes. La
longue Maglite noire créait d’éphémères lunes rousses, se baladant sur les
péniches. À 1 h 30 du matin, l’équipage de la Brigade fluviale aurait pu se
croire abandonné des dieux.
« Qui
sont les seuls pingouins à se geler les os ? Je crois que je vais me fâcher
contre la pluie si elle ne fait que glacer mes doigts de pied ! »
Steph
frappait ses mains l’une contre l’autre, comme pour exorciser
l’engourdissement. On aurait dit le dernier skieur de la journée en train
d’applaudir de froid, coincé sur un télésiège. Il lançait un regard évident à
Hervé, le pilote.
« Je
crois surtout qu’on va rentrer à la base, y a pas un Parisien pour tâter du
froid ce soir, à part nous. Allez les gars, au sec ! »
Hervé
avait lancé la parole sage, celle qui mettait tout le monde d’accord.
« Non
mais, on n’est pas payé pour surveiller les mouettes ! »
De se
savoir sur le retour, Phil se sentait déjà réchauffé.
Avec
la vitesse, Paris avait des allures de fête foraine. Des lumières blanches,
jaunes, bleues et rouges zébraient les quais, campant un autre monde : celui de
la ville. Car sur la Seine, les policiers de la Brigade fluviale appartenaient
à un royaume à part. Un royaume flottant. Quand ils remontaient le fleuve la
nuit, ces hommes se savaient explorateurs modernes, chanceux de jeter sur la
ville un regard vierge.
Ils
connaissaient Paris comme personne — dans ses profondeurs — et scrutaient son
sang. Plus secret que les ruelles insoupçonnées, plus intime que les vagins des
immeubles. La Seine emportait les histoires les plus tues, les plus sordides,
charriait le tourisme et la mort. Les policiers, penchés sur ses pulsations,
ressentaient son rythme, son humeur. Pour l’instant, tous communiaient en un
voeu : ne pas avoir à plonger. L’eau ne dépassait pas 6 °C. De quoi redouter le
corps-à-corps.
La
Seine était en crue. Steph avait jeté comme de coutume en arrivant un oeil à
l’échelle d’Austerlitz, qui indiquait un mètre soixante-dix. Le lit normal de
la Seine atteignait moins d’un mètre à l’échelle. Au chenal, la profondeur se
situait autour de quatre mètres cinquante. Le courant, de 3,4 kilomètres, était
assez fort. La couleur verte était bonne pour les dépliants touristiques. Dans
le meilleur des cas, on aurait pu comparer la Seine à du café liégeois. Dans le
pire, à un enfer boueux où l’on n’aurait pas reconnu sa mère à cinquante
centimètres. Chacun le ressentait : voilà pourquoi ils amorcèrent le chemin du
retour, l’esprit tendu vers le climat chaleureux de la salle commune, où
flotterait encore un parfum de hachis parmentier. Si le vent venait de l’est.
Phil
chanta, ce qui n’étonna personne :
Paris
est la ville des ponts
Moi l’homme d’un seul amour
Au
Square du Vert-Galant !
Au Square du Vert-Galant
La
Seine a deux amants
Justice et Police
Pour
veiller tous nos, tous nos vices
Qui
m’aurait dit pourtant
Qui m’aurait dit pourtant
Qu’un
jour, ils sonderaient
Mon amour…
«
Dis-donc, le crooner, elle est romantique, ta chanson !
—
Vous faites chier les mecs, avec votre dérision. C’est une vieille chanson. La
fin, elle est triste à crever. »
Si la
nuit avait été moins noire, Steph et Phil auraient pu voir le visage de Rémi
s’illuminer. Lentement, il décréta :
«
Surtout on ne sait pas si le type il a tué sa femme ou s’il l’a perdue…
—
T’as raison Rémi, je l’avais pas vue comme ça, pourtant dieu sait que je la
connais depuis longtemps ! Ils sonderaient mon amour… Mon père me la
chantait, quand j’étais gamin…
—
C’était y a très longtemps alors, ironisa Rémi.
— Hé,
le gnome ! On n’est pas le vétéran de la Fluv pour rien, ça se mérite. Même le
commandant, il ne peut gratter mon grade. »
Le Cronos
ne fut qu’un grand rire. La passerelle des Arts se profilait, le café se
rapprochait. Les nuits étaient calmes depuis une semaine, de quoi conclure que
le froid anesthésiait tout, même les esprits malades. La dernière agression sur
les quais coïncidait avec un radoucissement. D’où l’adage de la Fluviale : Avec
le froid, la morale va droit.
Ils
prirent le bras de la Monnaie. Rémi, dont l’esprit ne pouvait s’empêcher de
vagabonder de siècle en siècle, songea qu’ils passaient le fantôme du
barrage-écluse de la Monnaie, dont la terrible crue de 1910 avait même noyé la
guérite. Il ne put s’empêcher de dire :
« Et
voilà le sexe de Paris !
— De
quoi Rémi, mais qu’est-ce que tu racontes encore ?
— La
place Dauphine et son triangle… d’après André Breton. »
Des
trois policiers du Cronos, aucun n’eut le temps de commenter les
étranges paroles de Rémi. Leur instinct fut comme pris à la gorge. Là, au pied
du quai des Orfèvres, à l’escale même, flottait dans la pénombre plus qu’une
menace : un mauvais pressentiment. Bardée des éclairs argentés des reflets,
l’apparition se dévoilait avant d’être dévorée par la nuit.
«
Putain, c’est quoi ce bordel ! »
Phil
tapota l’épaule de Steph qui coupa les gaz du Cronos, stoppant net la
vitesse.
« Les
gars on va voir ce qui se passe. Rémi, file donc un coup de torche ! »
Phil
prévint l’état-major :
« TNZ
de la vedette Cronos, on va s’amarrer à l’escale du 36 quai, pour
vérifier une barque suspecte.
—
Bien reçu vedette Cronos, répondit une voix imperturbable.
—
Approche, Steph ! C’est quoi cette barque en pleine nuit ? »
Phil
n’aurait su dire ce qui l’ennuyait le plus. De sentir filer la chaleur proche
ou de flairer ce qui pouvait tomber rapidement sous la catégorie du louche. Il
donnait sept chances sur dix.
Ils
passèrent entre les piles du pont Saint-Michel, se remirent dans l’axe et
entamèrent leur virage, sans quitter des yeux la barque. Progressant avalant
— en descendant le courant — le nez du Cronos se positionna rapidement à
45 degrés du quai. Hervé fixa une première amarre. Rémi consolida l’amarrage
avec un bout à l’arrière.
«
Parole d’Hervé, ça pue les gars, une barque sous les fenêtres de la Crime.
C’est pas prévu dans la déco de Noël du quai des Orfèvres. »
Les
visages s’étaient tendus. La lune, d’une rondeur de meule, glissa sur les yeux
de Rémi :
« Les
mecs, je ne suis pas sûr mais y a un corps dans la barque… Y a un truc
dans un drap qui bouge pas.
—
Encore un clodo qui squatterait même un frigo ! Y a du malaise dans l’air…
—
Phil, pour moi, le drap, il ne ressemble pas à une couverture de survie. Faut
l’aborder.
— TNZ
de vedette Cronos, on note un corps dans la barque du 36 quai, drapé
dans un linge blanc, peut-être sans vie.
—
Rémi, saute vérifier notre dormeur… »
Le
stress rendait poète. Rémi lança à Phil un regard furtif.
Il
ôta ses gants de ski en cuir et fouilla dans sa sacoche, pendue à son côté
gauche, à la recherche de gants en latex. Sans savoir pourquoi, il cacha sa
réticence à monter dans la barque. Il ne croyait pas au malaise.
Un
corps ne s’enroule pas tout seul dans un drap.
Ce
qu’il peinait à s’avouer, c’est qu’il avait l’impression de profaner un
tombeau. Il montait de cette barque une marche funèbre, un désarroi palpable.
Le souvenir d’une souffrance. Rémi n’avait jamais aimé les scènes de crime.
Il
les pénétrait à reculons, persuadé qu’on cambriole toujours les lieux d’un meurtre.
«
Allez Rémi, ça urge !
— Ohé
! Vous nous entendez là-dedans ? Brigade fluviale ! » lança-t-il à tout hasard
pour se rassurer.
Lorsqu’il
posa le pied, la barque tangua en couinant. Il sentit le froid dévaler sa
colonne. Lentement, il approcha sa main du drap blanc qui enveloppait une forme
humaine dont on ne percevait rien, pas même un bout de semelle. Rémi chercha à
se donner du courage et songea aux momies — ce qui ne l’aida pas. En vérité, il
claquait des dents et le froid n’était pas seul coupable.
Ses
doigts saisirent doucement le drap fin, d’un blanc hivernal.
Alors,
il vit.
Ses
mains gantées commencèrent à trembler, dévoilant un visage parfait, n’eût-il
été mort.
Une
trentaine d’années. C’est l’âge qu’il donna d’instinct à cette femme. Son visage
se nichait au creux d’une épaisse chevelure noire. Jamais il n’avait vu des
mèches aussi lisses — on aurait dit de la soie. Cela le troubla, cette
rectitude qui encadrait le visage. Une rectitude sensuelle. Morte, cette femme
demeurait belle. Belle à faire peur.
«
Même le défibrillateur ne saurait plus parler à son corps.
— Pas
de mouron inutile, Rémi. Ce qu’il lui reste à dire, elle le confiera au scalpel
de l’Institut médico-légal. Préserve-toi p’tit gars, les cadavres te montent
toujours trop à la tête. »
Pour
une fois, la voix de Phil était ferme mais prévenante.
Face
à un corps en décomposition, une tête séparée du tronc ou des rigidités
cadavériques, la conduite était la même pour la Fluviale : préserver traces et
indices et ne toucher à rien. Rémi laissa
donc
la femme à son sommeil de givre et rejoignit l’équipage.
Pourquoi
avait-il la neige en tête ? Peut-être parce que la morte ne portait que du
blanc, jusqu’aux chaussures.
« TNZ
de vedette Cronos, on confirme des rigidités cadavériques. Corps laissé
en l’état. Pourriez-vous nous envoyer sur place l’officier de police judiciaire
de permanence du Ier arrondissement ? »
À 2
heures du matin, la mort pouvait attendre… Attendre au moins que l’OPJ avale un
café bien serré avant de saluer barque et Parques.
© INGRID ASTIER & GALIMARD,
Collection SÉRIE NOIRE
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