La phrase du jour

“"Si le théâtre oublie le monde, le monde finira pas oublier le théâtre". Bertolt Brecht



mercredi 29 janvier 2014

Mes lectures du moment


Quai des enfers de Ingrid Astier
Eds. Gallimard, Série Noire, (2010)
Rééd. Folio Policier, (2012)

Résumé : Un matin de décembre, la Brigade fluviale qui opère sur la Seine découvre dans une barque amarrée devant le 36, Quai des Orfèvres, le cadavre d’une femme. Le  commandant de la Brigade criminelle, Jo Desprez, chargé de l’enquête se trouve très impliqué parce que la carte de visite de l’un de ses amis, un "nez" de génie, a été retrouvée sur le cadavre. A la veille des fêtes de fin d'année, cette affaire va devenir un cauchemar pour les enquêteurs. Surtout, elle ne cesse de rebondir, d'alimenter les journaux, et pareille à la Seine va entraîner tout le monde dans ses remous.

Mon Avis : Ingrid Astier a écrit ce premier roman après avoir suivi plusieurs mois la Brigade Fluviale. Ce livre a reçu dès sa parution des critiques mitigées. D’un côté plusieurs prix (prix Paul Féval de la Société des gens de lettres, prix polar en plein cœur, prix Lafayette)  de l’autre des remarques pas aimables sur un texte jugé faible dans son intrigue et trop écrit- surécrit- pour le genre. Pour ma part, je me suis laissée embarquer, c'est le mot dans cette histoire à rebondissements, avec de jolis passages poétiques sur cette Seine onirique et sur Paris. On découvre vivants le long du fleuve, des marginaux étonnants dont les touristes ne soupçonnent même pas l’existence.


 Quai des enfers, oscille entre le roman policier classique de procédure et  le thriller avec la traque d’un tueur en série. L'auteur développe son intrigue selon un schéma qui tient beaucoup à son imprégnation du terrain, elle utilise les archétypes du genre, nous emporte de fausses pistes en rebondissements. La lecture de ce roman est agréable après un premier chapitre un peu lourd et maladroit. 

Les personnages d'Ingrid Astier manquent tout de même un peu de chair. Ils sont trop "propres sur eux". Il y a aussi énormément de descriptions "techniques" qui cassent la vivacité de l'intrique et qui n'apportent pas grad chose à l'histoire. 
Le roman de 480 pages dans se version poche aurait gagné à être allégé. Malgré ces défauts c'est plaisant et ça se laisse lire pour passer le temps.

Extrait :  Chapitre I


« Hé Steph, qu’est-ce qu’y a de plus noir que les eaux de la Seine la nuit ?
— J’sais pas moi… L’oeil de Satan ?…
— Pourquoi l’oeil, tocard, tu crois qu’il est borgne ? »
Phil, le chef d’intervention de la Brigade fluviale, sondait les eaux noires du regard. Il les palpait, déshabillait en connaisseur cette femme-fleuve. Il hésita avant de répondre :
« Pour ne voir que le mauvais côté… il doit avoir vendu un oeil, non ? »
Des rires fusèrent du Zodiac, qui fendait la Seine et passait à l’instant le pont d’Arcole. Un bruit d’avion montait des puissants moteurs, tandis que le Cronos rebondissait sur l’onde épaisse, couleur soutane de curé.
Paris dormait ferme.
Les visages des policiers, réfugiés sous leurs bonnets, scrutaient les zones d’ombre. Il ne faisait pas froid : il gelait à en faire crever un olivier. Phil avait ramené l’expression de son dernier stage de plongée à Antibes. Les paroles, comme les promeneurs, filaient rares.
C’était le 18 décembre depuis peu. Une semaine durant, il avait plu sur Paris. Avec la vitesse, les gouttes glacées giflaient méchamment le visage. Sur les quatre hommes de l’équipage nocturne, deux portaient une cagoule de soie qui leur donnait l’air de braqueurs. Les quais se dévidaient. Dans la nuit, les tours jumelles de la Conciergerie érigeaient leurs fantômes. Deux pieux de pierre éventrant le ciel. L’image de la justice, à une heure du matin, était plutôt sombre.
Le matin, les rôles avaient été répartis, interchangeables : Phil avait été désigné chef d’intervention, Steph pilote, Hervé plongeur, et Rémi secouriste. Le quai du Louvre annonçait le pont du Carrousel. Quelques scooters couchés sur le flanc finissaient leur vie au pied des anneaux.
« Hé ! les mecs, vous saviez que les lampadaires du pont du Carrousel avaient un mât télescopique ? »
Rémi parlait peu, habitude qui lui était restée des conversations avec son père, qui pouvait passer un repas sans laisser à l’autre l’éclaircie d’une question. Il avait appris à vivre dans les arrière-cours des mots. Avec le bruit de fond, personne ne l’avait entendu.
La voix de Phil claironnait :
« Rémi, on t’a déjà dit que si tu parlais aux vagues, faudrait t’entendre avec les poissons. »
Rémi baissa les yeux.
« Je parlais des mâts télescopiques du Carrousel, qui sortent leur tête la nuit…
— Le jour où t’auras trop peur des silures, tu pourras toujours faire guide touristique, Rémi. Là-dessus, y a pas rat dans la demeure. »
Rémi ne répondit pas. Il n’avait pas besoin des autres pour nourrir son imaginaire. Détournant le regard du groupe, il observa les candélabres et se sentit bien, veillé par ces phares, nés de l’esprit fou du sculpteur Raymond Subes. À la tombée du jour, ils s’élevaient de dix mètres. Les Parisiens avaient oublié Raymond Subes, mais Rémi, lui, se sentait le gardien de la Seine, sa mémoire vive. Pas un détail ne lui échappait, des mascarons du viaduc d’Austerlitz aux massives têtes de boeuf de ses piles, au zouave du pont de l’Alma, les pieds enfoncés dans l’eau, qui donnait le niveau de la Seine. C’était son territoire. Il était fier de ne pas sillonner l’eau en aveugle et se moquait qu’on saborde ses connaissances. Cool Raoul… Rémi avait l’habitude de ne parler que pour lui et, s’il le fallait, il était spectateur pour deux.
Le canot pneumatique enfila les ponts et les noms se déroulèrent dans l’esprit du jeune homme. Inconsciemment, ils levèrent des souvenirs comme l’on ouvre en grattant de l’ongle, enfant, les lucarnes cartonnées d’un calendrier de l’Avent. Mais un calendrier de l’Avent maléfique, dévoilant le cabinet des horreurs. Pont Royal, pont de la Concorde, pont Alexandre III, pont des Invalides, pont de l’Alma, passerelle Debilly, pont d’Iéna, pont de Bir-Hakeim, pont de Rouelle, pont de Grenelle, pont Mirabeau, jusqu’au pont du Garigliano, à l’ouest de Paris…
Les souvenirs remontèrent un à un à la surface : là, une noyée qui ne s’était laissé aucune chance, le sac à dos plombé de poids de plongée ; ici, la recherche d’un 357 Magnum qu’un malfrat aurait jeté ; plus loin, la découverte laborieuse, dans les tréfonds de la vase — qu’il remuait comme les strates boueuses de la mémoire —, d’un bocal vaudou renfermant les tripailles d’un inconnu mêlées à un capharnaüm infernal : épingles, miel, sang séché, bout d’étoffe et mèche de cheveux bouclés. La Seine charriait les secrets de ceux qui avaient voulu noyer leur chagrin. Et eux, ils devaient faire parler ces secrets. Quitte à affronter leurs propres démons.
La pluie redoublait, les visages rivalisaient de grimaces avec les gargouilles de Notre-Dame. Au niveau du port d’Auteuil, ils virèrent bord pour bord. La ronde de nuit n’était pas une croisière, la Seine suintait, fleuve de pétrole qui poissait l’âme.
« Putain de temps ! »
Fidèle à lui-même, Phil faisait dans l’art oratoire. Longeant les péniches, les policiers guettaient les ombres agitées. Mais les ombres restaient muettes. La longue Maglite noire créait d’éphémères lunes rousses, se baladant sur les péniches. À 1 h 30 du matin, l’équipage de la Brigade fluviale aurait pu se croire abandonné des dieux.
« Qui sont les seuls pingouins à se geler les os ? Je crois que je vais me fâcher contre la pluie si elle ne fait que glacer mes doigts de pied ! »
Steph frappait ses mains l’une contre l’autre, comme pour exorciser l’engourdissement. On aurait dit le dernier skieur de la journée en train d’applaudir de froid, coincé sur un télésiège. Il lançait un regard évident à Hervé, le pilote.
« Je crois surtout qu’on va rentrer à la base, y a pas un Parisien pour tâter du froid ce soir, à part nous. Allez les gars, au sec ! »
Hervé avait lancé la parole sage, celle qui mettait tout le monde d’accord.
« Non mais, on n’est pas payé pour surveiller les mouettes ! »
De se savoir sur le retour, Phil se sentait déjà réchauffé.
Avec la vitesse, Paris avait des allures de fête foraine. Des lumières blanches, jaunes, bleues et rouges zébraient les quais, campant un autre monde : celui de la ville. Car sur la Seine, les policiers de la Brigade fluviale appartenaient à un royaume à part. Un royaume flottant. Quand ils remontaient le fleuve la nuit, ces hommes se savaient explorateurs modernes, chanceux de jeter sur la ville un regard vierge.
Ils connaissaient Paris comme personne — dans ses profondeurs — et scrutaient son sang. Plus secret que les ruelles insoupçonnées, plus intime que les vagins des immeubles. La Seine emportait les histoires les plus tues, les plus sordides, charriait le tourisme et la mort. Les policiers, penchés sur ses pulsations, ressentaient son rythme, son humeur. Pour l’instant, tous communiaient en un voeu : ne pas avoir à plonger. L’eau ne dépassait pas 6 °C. De quoi redouter le corps-à-corps.
La Seine était en crue. Steph avait jeté comme de coutume en arrivant un oeil à l’échelle d’Austerlitz, qui indiquait un mètre soixante-dix. Le lit normal de la Seine atteignait moins d’un mètre à l’échelle. Au chenal, la profondeur se situait autour de quatre mètres cinquante. Le courant, de 3,4 kilomètres, était assez fort. La couleur verte était bonne pour les dépliants touristiques. Dans le meilleur des cas, on aurait pu comparer la Seine à du café liégeois. Dans le pire, à un enfer boueux où l’on n’aurait pas reconnu sa mère à cinquante centimètres. Chacun le ressentait : voilà pourquoi ils amorcèrent le chemin du retour, l’esprit tendu vers le climat chaleureux de la salle commune, où flotterait encore un parfum de hachis parmentier. Si le vent venait de l’est.
Phil chanta, ce qui n’étonna personne :
Paris est la ville des ponts
Moi l’homme d’un seul amour
Au Square du Vert-Galant !
Au Square du Vert-Galant
La Seine a deux amants
Justice et Police
Pour veiller tous nos, tous nos vices

Qui m’aurait dit pourtant
Qui m’aurait dit pourtant

Qu’un jour, ils sonderaient
Mon amour…
« Dis-donc, le crooner, elle est romantique, ta chanson !
— Vous faites chier les mecs, avec votre dérision. C’est une vieille chanson. La fin, elle est triste à crever. »
Si la nuit avait été moins noire, Steph et Phil auraient pu voir le visage de Rémi s’illuminer. Lentement, il décréta :
« Surtout on ne sait pas si le type il a tué sa femme ou s’il l’a perdue…
— T’as raison Rémi, je l’avais pas vue comme ça, pourtant dieu sait que je la connais depuis longtemps ! Ils sonderaient mon amour… Mon père me la chantait, quand j’étais gamin…
— C’était y a très longtemps alors, ironisa Rémi.
— Hé, le gnome ! On n’est pas le vétéran de la Fluv pour rien, ça se mérite. Même le commandant, il ne peut gratter mon grade. »
Le Cronos ne fut qu’un grand rire. La passerelle des Arts se profilait, le café se rapprochait. Les nuits étaient calmes depuis une semaine, de quoi conclure que le froid anesthésiait tout, même les esprits malades. La dernière agression sur les quais coïncidait avec un radoucissement. D’où l’adage de la Fluviale : Avec le froid, la morale va droit.
Ils prirent le bras de la Monnaie. Rémi, dont l’esprit ne pouvait s’empêcher de vagabonder de siècle en siècle, songea qu’ils passaient le fantôme du barrage-écluse de la Monnaie, dont la terrible crue de 1910 avait même noyé la guérite. Il ne put s’empêcher de dire :
« Et voilà le sexe de Paris !
— De quoi Rémi, mais qu’est-ce que tu racontes encore ?
— La place Dauphine et son triangle… d’après André Breton. »
Des trois policiers du Cronos, aucun n’eut le temps de commenter les étranges paroles de Rémi. Leur instinct fut comme pris à la gorge. Là, au pied du quai des Orfèvres, à l’escale même, flottait dans la pénombre plus qu’une menace : un mauvais pressentiment. Bardée des éclairs argentés des reflets, l’apparition se dévoilait avant d’être dévorée par la nuit.
« Putain, c’est quoi ce bordel ! »
Phil tapota l’épaule de Steph qui coupa les gaz du Cronos, stoppant net la vitesse.
« Les gars on va voir ce qui se passe. Rémi, file donc un coup de torche ! »
Phil prévint l’état-major :
« TNZ de la vedette Cronos, on va s’amarrer à l’escale du 36 quai, pour vérifier une barque suspecte.
— Bien reçu vedette Cronos, répondit une voix imperturbable.
— Approche, Steph ! C’est quoi cette barque en pleine nuit ? »
Phil n’aurait su dire ce qui l’ennuyait le plus. De sentir filer la chaleur proche ou de flairer ce qui pouvait tomber rapidement sous la catégorie du louche. Il donnait sept chances sur dix.
Ils passèrent entre les piles du pont Saint-Michel, se remirent dans l’axe et entamèrent leur virage, sans quitter des yeux la barque. Progressant avalant — en descendant le courant — le nez du Cronos se positionna rapidement à 45 degrés du quai. Hervé fixa une première amarre. Rémi consolida l’amarrage avec un bout à l’arrière.
« Parole d’Hervé, ça pue les gars, une barque sous les fenêtres de la Crime. C’est pas prévu dans la déco de Noël du quai des Orfèvres. »
Les visages s’étaient tendus. La lune, d’une rondeur de meule, glissa sur les yeux de Rémi :
« Les mecs, je ne suis pas sûr mais y a un corps dans la barque… Y a un truc dans un drap qui bouge pas.
— Encore un clodo qui squatterait même un frigo ! Y a du malaise dans l’air…
— Phil, pour moi, le drap, il ne ressemble pas à une couverture de survie. Faut l’aborder.
— TNZ de vedette Cronos, on note un corps dans la barque du 36 quai, drapé dans un linge blanc, peut-être sans vie.
— Rémi, saute vérifier notre dormeur… »
Le stress rendait poète. Rémi lança à Phil un regard furtif.
Il ôta ses gants de ski en cuir et fouilla dans sa sacoche, pendue à son côté gauche, à la recherche de gants en latex. Sans savoir pourquoi, il cacha sa réticence à monter dans la barque. Il ne croyait pas au malaise.
Un corps ne s’enroule pas tout seul dans un drap.
Ce qu’il peinait à s’avouer, c’est qu’il avait l’impression de profaner un tombeau. Il montait de cette barque une marche funèbre, un désarroi palpable. Le souvenir d’une souffrance. Rémi n’avait jamais aimé les scènes de crime.
Il les pénétrait à reculons, persuadé qu’on cambriole toujours les lieux d’un meurtre.
« Allez Rémi, ça urge !
— Ohé ! Vous nous entendez là-dedans ? Brigade fluviale ! » lança-t-il à tout hasard pour se rassurer.
Lorsqu’il posa le pied, la barque tangua en couinant. Il sentit le froid dévaler sa colonne. Lentement, il approcha sa main du drap blanc qui enveloppait une forme humaine dont on ne percevait rien, pas même un bout de semelle. Rémi chercha à se donner du courage et songea aux momies — ce qui ne l’aida pas. En vérité, il claquait des dents et le froid n’était pas seul coupable.
Ses doigts saisirent doucement le drap fin, d’un blanc hivernal.
Alors, il vit.
Ses mains gantées commencèrent à trembler, dévoilant un visage parfait, n’eût-il été mort.
Une trentaine d’années. C’est l’âge qu’il donna d’instinct à cette femme. Son visage se nichait au creux d’une épaisse chevelure noire. Jamais il n’avait vu des mèches aussi lisses — on aurait dit de la soie. Cela le troubla, cette rectitude qui encadrait le visage. Une rectitude sensuelle. Morte, cette femme demeurait belle. Belle à faire peur.
« Même le défibrillateur ne saurait plus parler à son corps.
— Pas de mouron inutile, Rémi. Ce qu’il lui reste à dire, elle le confiera au scalpel de l’Institut médico-légal. Préserve-toi p’tit gars, les cadavres te montent toujours trop à la tête. »
Pour une fois, la voix de Phil était ferme mais prévenante.
Face à un corps en décomposition, une tête séparée du tronc ou des rigidités cadavériques, la conduite était la même pour la Fluviale : préserver traces et indices et ne toucher à rien. Rémi laissa
donc la femme à son sommeil de givre et rejoignit l’équipage.
Pourquoi avait-il la neige en tête ? Peut-être parce que la morte ne portait que du blanc, jusqu’aux chaussures.
« TNZ de vedette Cronos, on confirme des rigidités cadavériques. Corps laissé en l’état. Pourriez-vous nous envoyer sur place l’officier de police judiciaire de permanence du Ier arrondissement ? »
À 2 heures du matin, la mort pouvait attendre… Attendre au moins que l’OPJ avale un café bien serré avant de saluer barque et Parques.

© INGRID ASTIER & GALIMARD, Collection SÉRIE NOIRE


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