"Ce que cache un immeuble si discret"
par Louise Caron, feuilleton en ligne
Une ville de la banlieue rouge d’avant la fièvre du béton. Un quartier au centre, une rue tout ce qu’il y a de plus tranquille. Un immeuble de quatre étages. Tranquille aussi, à ce qu’on en voit. Huit familles (dont la mienne). Ces gens-là, forcément se croisent, se saluent, souvent s’ignorent. Toujours s’épient, se jalousent, se débinent. Ragots à tout va… il en restera toujours quelque chose. Mais motus ! Pas dire le mot de la fin maintenant…On en est qu’au début.
Je tairai aussi le nom de la ville. Par
discrétion ? Non, seulement par principe. Tu prends ou tu laisses. J’ai
mes principes et je ne vais pas déroger à cause de toi, lecteur potentiel.
Imagine une ville moyenne, à une encablure des fortifs[1], une
population d’employés et d’ouvriers[2], des
rues pavées de granit entre lesquels des brins d’herbe se chlorophyllent.
Rues bordées d’immeubles de pierre grisâtre. Au coin de la rue G. à droite vers l’avenue, un petit bougnat où tu lapes pour pas cher un café, un Viandox, un quinquina voire un Dubonnet les jours de paye. A midi, la patronne sert le plat du jour aux ouvriers de chez Lenox, enfin ceux qui ne mangent pas à la gamelle de bobonne. Ils poussent en blaguant la saucisse-lentilles d’un petit blanc un peu acide, une piquette que Gros Louis, le patron fait venir d’un domaine sans médaille niché dans le bordelais ou sur les bords de Loire… tout ça grâce à une combine de son beauf, Totor.
Revenons à la rue G. qui hante mes rêves encore aujourd'hui. Je la revois comme si j'y étais. Façades percées d’étroites et hautes fenêtres sans balcon, seulement des pare corps à arabesques de fer forgé et barre d’appui en bois. Côté cour, des puits profonds plongeant du toit vers les pavés. Enclos puants où gitent des poubelles en zinc, essaims de mouches bleues en été, quelques rats en hiver.
Des portes d’entrée au vernis écaillé qui s’ouvrent sans interphone, sans vidéo surveillance, simplement en tirant la chevillette. Nous sommes au siècle dernier en 1956, avant la modernité mondialisée. J’ai onze ans. Je m’appelle Irène. Tout le monde dit Reine sauf mes profs qui me gratifient d’un Mademoiselle Maubert et qui me disent Vous comme à une grande. La familiarité n'est pas à l'ordre du jour. L'ordre, c'est bientôt le Grand Charles qui reviendra en sauveur, le désordre la guerre d'Algérie. Pas une famille alentour qui n'ait un gars parti pour les Aurès. Les parents tremblent l'oreille collée à la TSF (ancêtre du baladeur en plus encombrant.. précision pour les jeunes).
Rues bordées d’immeubles de pierre grisâtre. Au coin de la rue G. à droite vers l’avenue, un petit bougnat où tu lapes pour pas cher un café, un Viandox, un quinquina voire un Dubonnet les jours de paye. A midi, la patronne sert le plat du jour aux ouvriers de chez Lenox, enfin ceux qui ne mangent pas à la gamelle de bobonne. Ils poussent en blaguant la saucisse-lentilles d’un petit blanc un peu acide, une piquette que Gros Louis, le patron fait venir d’un domaine sans médaille niché dans le bordelais ou sur les bords de Loire… tout ça grâce à une combine de son beauf, Totor.
A côté du bistrot, la boutique de la belle
Olga mercière rousse un peu russe, chez qui on déniche des merveilles de
corsets à baleines, de jarretières, de boutons de nacre, de guipure, de dentelles de Calais - véritable toile d'araignée - et des rubans
multicolores pour accrocher aux barrettes.

La cabine d’essayage laisse parfois entrevoir un sein, une fesse, un bout de cuisse rose et dodue. Devant la vitrine, de vieux messieurs à chapeau s’attardent mine de rien — relaçant leurs chaussures, s’épongeant le front — le temps d’une petite halte érotique et discrète. Tout ça bien innocent.

La cabine d’essayage laisse parfois entrevoir un sein, une fesse, un bout de cuisse rose et dodue. Devant la vitrine, de vieux messieurs à chapeau s’attardent mine de rien — relaçant leurs chaussures, s’épongeant le front — le temps d’une petite halte érotique et discrète. Tout ça bien innocent.
D’autres lieux encore mériteraient qu’on s’y
arrête. Tiens, chez Luigi, le traiteur italien qui cuisine les raviolis frais ou
la pizza selon la recette de sa napolitaine de mère. Rien que l’odeur, quand tu
entres dans cette caverne d’Ali baba, te remplit la bouche de salive.
Le parfum
des salamis qu’il tranche comme des feuilles de papier à cigarette, celui des
anti pasti dans les plats de porcelaine. J’aurai l’occasion d’y revenir, parce
que Luigi a un fils, le beau Gino à qui je faisais les yeux doux sans succès quand
il me servait cent grammes d’olives vertes. [3]

Revenons à la rue G. qui hante mes rêves encore aujourd'hui. Je la revois comme si j'y étais. Façades percées d’étroites et hautes fenêtres sans balcon, seulement des pare corps à arabesques de fer forgé et barre d’appui en bois. Côté cour, des puits profonds plongeant du toit vers les pavés. Enclos puants où gitent des poubelles en zinc, essaims de mouches bleues en été, quelques rats en hiver.
Des portes d’entrée au vernis écaillé qui s’ouvrent sans interphone, sans vidéo surveillance, simplement en tirant la chevillette. Nous sommes au siècle dernier en 1956, avant la modernité mondialisée. J’ai onze ans. Je m’appelle Irène. Tout le monde dit Reine sauf mes profs qui me gratifient d’un Mademoiselle Maubert et qui me disent Vous comme à une grande. La familiarité n'est pas à l'ordre du jour. L'ordre, c'est bientôt le Grand Charles qui reviendra en sauveur, le désordre la guerre d'Algérie. Pas une famille alentour qui n'ait un gars parti pour les Aurès. Les parents tremblent l'oreille collée à la TSF (ancêtre du baladeur en plus encombrant.. précision pour les jeunes).
[1] No
man's land inconstructible, la zone est un anneau de 300 mètres de large qui
entoure Paris au-delà des fortifications de Thiers laissées à l'abandon. C'est
dans cette zone que se regroupaient les chiffonniers pour y vivre et trier leur
butin. On y touvait aussi des mauvais garçons, des prostituées… et le dimanche
les famille allait y picniquer.
[2] Population
en voie de disparition dans les pays européens rapport aux délocalisations.
[3] Il
faut préciser qu’à l’époque je portais des jupes plissées et de socquettes
blanches.
Il faut commenter pour que ça avance et que ça continue
RépondreSupprimerJE VIENS ENFIN DE LIRE LE PREMIER EPISODE DE TON FEUILLETON. J'AIME BIEN LA DESCRIPTION QUE TU FAIS DES LIEUX, DIRECTE PITTORRESQUE ET JE L'IMAGINE TRES BIEN. COMME A CHAQUE FOIS QUE JE LIS UN ROMAN, JE COMMMENCE DANS MA TETE MON PETIT FILM ET J'ATTENDS LA SUITE AVEC IMPATIENCE. BISOUS A VOUS DEUX . JOEL QUINTARD DE GUINGAMP
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