Sauve-toi, vie t'appelle de Boris Cyrulnik (2012)
Editions Odile Jacob
Résumé : A partir des souvenirs douloureux de son enfance fracassée par la guerre, l'auteur évoque la reconstruction de la mémoire. C'est un livre où l'évocation de l'intime et les théories sur la résilience (renaître de sa souffrance) se rejoignent.
Extraits : Lors de ma première naissance, je n’étais pas
là. Mon corps est venu au monde le 26 juillet 1937 à Bordeaux. On me l’a dit.
Je suis bien obligé d’y croire puisque je n’en ai aucun souvenir. Ma seconde
naissance, elle, est en pleine mémoire. Une nuit, j’ai été arrêté par des
hommes armés qui entouraient mon lit. Ils venaient me chercher pour me mettre à
mort. Mon histoire est née cette nuit-là
À 6 ans, le mot «mort» n'est pas encore adulte.
Il faut attendre un an ou deux pour que la représentation du temps donne accès
à l'idée d'un arrêt définitif, irréversible.
Quand Mme Farges a dit : «Si vous le laissez
vivre, on ne lui dira pas qu'il est juif», j'ai été très intéressé. Ces hommes
voulaient donc que je ne vive pas. Cette phrase me faisait comprendre pourquoi
ils avaient dirigé leur revolver vers moi quand ils m'avaient réveillé : torche
électrique dans une main, revolver dans l'autre, chapeau de feutre, lunettes
noires, col de veste relevé, quel événement surprenant ! C'est donc ainsi qu'on
s'habille quand on veut tuer un enfant.
J'étais intrigué par le comportement de Mme
Farges : en chemise de nuit, elle entassait mes vêtements dans une petite
valise. C'est alors qu'elle a dit : «Si vous le laissez vivre, on ne lui dira
pas qu'il est juif.» Je ne savais pas ce que c'était qu'être juif, mais je
venais d'entendre qu'il suffisait de ne pas le dire pour être autorisé à vivre.
Facile !
Un homme qui paraissait le chef a répondu : «Il
faut faire disparaître ces enfants, sinon ils vont devenir des ennemis
d'Hitler.» J'étais donc condamné à mort pour un crime que j'allais commettre.
L'homme qui est né en moi cette nuit-là a été
planté dans mon âme par cette mise en scène : des revolvers pour me tuer, des
lunettes noires la nuit, des soldats allemands fusil à l'épaule dans le couloir
et surtout cette phrase étrange qui révélait ma condition de futur criminel.
J'en ai aussitôt conclu que les adultes n'étaient
pas sérieux et que la vie était passionnante.
Vous n'allez pas me croire quand je vous dirai
que j'ai mis longtemps à découvrir que, lors de cette nuit impensable, j'étais
âgé de 6 ans et demi. J'ai eu besoin de repères sociaux pour apprendre que
l'événement avait eu lieu le 10 janvier 1944, date de la rafle des Juifs
bordelais. Pour cette seconde naissance, il a fallu qu'on me fournisse des
jalons extérieurs à ma mémoire, afin de tenter de comprendre ce qui s'était
passé.
(...)
Dans la mémoire de soi, la vérité des choses est partielle: on se rappelle presque rien des milliards de milliards d'informations qui chaque jour nous pénètrent. Puis, on fait une représentation avec ces presque riens qui donnent une forme imagée à ce que nous ressentons. C'est à ce théâtre intime que nous répondant en applaudissant, en pleurant ou en nous indignant, alors que nous ignorons les traces conscientes et les souvenirs empêchés de nos refoulements.

Ce n'est pas un livre compliqué, les théories sont claires et non pontifiantes et le récit d'une bouleversante sincérité. A lire même par un non scientifique.

Il est membre du comité d'honneur de l'Association
pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD). Il est l’auteur d’une vingtaine
d’ouvrages.
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